A l’OPERA

Jeudi 10 avril générale de l’Opéra Tancrède à l’Opéra-Théâtre d’Avignon

Avec Tancrède (1702), l’Aixois André Campra (1660-1744), déjà rendu célèbre par son opéra-ballet L’Europe galante, signe en matière de tragédie lyrique le grand chef-d’œuvre reliant les derniers opéras de Lully à l’Hippolyte et Aricie de Rameau.

L’argument, emprunté à La Jérusalem délivrée du Tasse (comme l’Armide du Florentin), met en scène, au temps des Croisades, les amours tragiques du chevalier chrétien avec la belle amazone sarrazine Clorinde qu’il finira par tuer, en un combat singulier où cette dernière l’affronte sous l’armure d’un autre. Drame de la méprise et de l’amour impossible, Tancrède est, en même temps qu’un vibrant hommage à la tragédie lullyste, une magnifique voie tracée vers les futurs chefs-d’œuvre du Dijonnais, grâce notamment aux couleurs toutes nouvelles dont se pare l’orchestre et à l’importance accrue conférée au ballet.
Dans l’élaboration de Tancrède, Campra a bénéficié de la collaboration d’un des meilleurs librettistes depuis Quinault, en la personne d’Antoine Danchet auquel il restera fidèle jusque dans ses derniers ouvrages pour le théâtre. Bien lui en a pris : il y a du Corneille mais aussi du Racine dans les vers de Tancrède, auxquels la musique noble, lumineuse mais aussi chargée d’ombres et de clairs-obscurs de Campra apporte un frémissement singulier.

A la fois tragédie intimiste et réflexion universelle et désabusée sur l’échec de toute entreprise humaine, Tancrède s’achève en une catastrophe dont aucun des protagonistes ne sortira indemne.
Mort d’Argant, le rival en amour et en guerre, mort du magicien Isménor et, surtout, mort de la guerrière Clorinde, la plus cornélienne (avec la Médée de Charpentier) des héroïnes de la tragédie lyrique.

« Etes-vous satisfaits, Devoir, Gloire cruelle ?
Je vais vous immoler ma vie et mon amour. »

Anéantissement d’Herminie, déchirée entre sa jalousie et son amour pour le héros, parfaite réminiscence de l’Hermione d’Andromaque. Défaite absolue, programmée, proclamée – « Guerrier sans gloire, amant sans espérance » – de Tancrède, prototype même de l’anti-héros racinien (voir l’Antiochus de Bérénice) qui sombre dans la folie du désespoir, malgré l’ultime pardon, la tendre injonction (« Vivez, c’est un effort que j’exige de vous ») proférée à son égard par Clorinde expirant entre ses bras.

Tragédie crépusculaire qui raconte aussi de manière déchirante le soir d’un règne et ses deuils, Tancrède n’a sans doute jamais été entendue par le vieux roi Louis XIV qui ne s’intéresse plus guère à l’opéra et préfère s’attendrir, aux côtés de Madame de Maintenon, aux modestes et édifiantes représentations données par les petites filles de Saint-Cyr.
Tancrède raconte la défaite des héros qui ont, jadis, fait rêver le jeune monarque. La forêt enchantée demeure, si souvent présente dans l’opéra français, depuis l’Amadis de Lully. Mais elle est ici comme « désenchantée » : les plaintes (sublimes pages de musique) qui s’exhalent de ses arbres blessés sont comme une prémonition de la catastrophe finale, bien loin de la lumineuse chaconne de ce même Amadis. L’obscurité, peu à peu, gagne la scène toute entière, ramène le héros de roman à sa condition d’homme souffrant et vaincu, lui apporte, de grandeur tragique, tout ce qu’elle lui a ôté d’invincibilité. En même temps, sous la cendre d’un monde agonisant brûlent déjà les étincelles d’une ère nouvelle, d’un siècle qui s’apprête à offrir à l’homme sa pleine mesure en tant qu’individu. C’est sans doute la raison pour laquelle cette dernière grande tragédie dans le style de Lully contient, en même temps, tous les germes de la modernité. Olivier Schneebeli