La science ne pense pas



La raison de cette situation est que la science ne pense pas. Elle ne
pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels
qu’elle ne peut pas penser nous voulons dire penser à la manière
des penseurs. Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là
aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la
science un accès possible à des domaines d’objets répondant à ses
modes de recherches ; seul il lui permet de s’y établir. La science ne
pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la
science. Laissonslui son caractère choquant, alors même qu’une
autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de
l’homme, la science ne peut rien sans la pensée. Seulement, la relation
de la science à la pensée n’est authentique et féconde que lorsque
l’abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et
lorsqu’il apparaît qu’on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n’y a pas de
pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n’y a que le saut. Là
où il nous porte, ce n’est pas seulement l’autre bord que nous
trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu’elle nous
ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver
des propositions concernant une question donnée, à partir de
prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements.


Martin Heidegger, Essais et conférences [1954], « Que veut dire penser ? »,
trad. de l’allemand par A. Préau, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 157158