La gamme des émotions

« Éprouvez toute la gamme des émotions « avec l’Orchestre lyrique Avignon Provence »

Le vendredi 4 février à l’Opéra théâtre d’Avignon. Vous entendrez des œuvres tour-à-tour bouleversantes !

La classe de terminale stg aura le privilège de participer à la générale, en avant première, venez écouter le travail des musiciens (RDV à 9 heures). Afin de profiter pleinement de cette expérience musicale et de permettre aux artistes de répéter dans les meilleures conditions possibles d’écoute et de silence, veuillez vous présenter sur la pointe des pieds…

Requies de Berio,

L’Histoire joue, décidément, beaucoup avec les destins des jeunes créateurs. Elle peut allonger la durée d’une génération (une génération de créateurs débute lorsque sa figure dominante atteint juste sa première maturité, qui peut survenir à vingt ans ou plus tardivement). Pour la seule musique française (et avant que, en 1892, Debussy ne fasse jaillir son Prélude à l’après-midi d’un faune), celles de Berlioz (sa Symphonie fantastique le révéla en 1830 avec la Symphonie fantastique) et de Franck (à partir des années 1860) furent assez longues. À l’opposé, les totalitarismes nés après les traités de Versailles (1919) et la Seconde guerre mondiale influèrent considérablement sur les jeunes compositeurs. Entre Henri Dutilleux, né en 1916, et ses collègues (Berio, Boulez, Ligeti, Nono, Stockhausen) qui ont eu approximativement vingt ans en 1945, il existe, non pas un saut générationnel mais un gouffre. Lorsque le jeune Henri Dutilleux s’est forgé son langage, les modernités qui le nourrirent furent les œuvres de Bartok et de Ravel, tandis que Debussy (mort en 1918) était déjà entré dans l’histoire de la musique. Quant aux jeunes loups qui eurent vingt ans en 1945, ils héritèrent d’un monde ruiné : des territoires détruits ; des morts par millions ; des systèmes politiques, économiques et sociaux mis à terre ; une défiance envers les normes constitutionnelles et juridiques ; enfin, et pis que tout, la négation de la dignité de l’Homme et de « l’espèce humaine » (pour reprendre le titre du livre ravageant que Robert Antelme a écrit, dès son retour des camps nazis, pour penser l’impensable : la «Solution finale à la question juive »). En 1945, un jeune créateur européen qui se sentait animé d’un souffle inextinguible n’aspirait qu’à faire table rase de ce monde que ses aînés, impuissants à endiguer la montée de ces périls extrêmes, lui léguaient. Comment ne pas comprendre que cette jeune génération de compositeurs eut des comportements radicaux, qu’elle rejeta la musique tonale (déjà en état de survie, depuis que Debussy et Schönberg l’avaient liquidée) et amplifièrent le sillon ouvert par Schönberg et creusé par Webern ?  En France, dans la surdité de toutes les institutions musicales publiques, un cercle se groupa autour de Pierre Boulez (né en 1925). En Allemagne, avec le concours de certaines radios publiques, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) développa ses recherches, notamment électroacoustiques. En Italie, l’antenne milanaise de la RAI (la radio publique nationale) hébergea, dans une petite niche (le Studio di Fonologia) un ardent tandem : Bruno Maderna (l’artisan) et Luciano Berio (le pragmatique).
Pragmatique. L’oreille de Luciano Berio est si fine que nulle déperdition ne semble avoir eu lieu entre ce qu’il a entendu au moment de composer et ce que perçoit l’auditeur. Et qu’il s’agisse d’œuvres aux effectifs opulents (Epifanie, Sinfonia, ou Formazioni) ou de partitions pour un soliste (la fameuse série des Sequenze).
Écrit en 1984 à la mémoire de Cathy Berberian (décédée l’année précédente, cette rayonnante et audacieuse chanteuse avait autant été son épouse que son inspiratrice), Requies (en latin : repos) est ainsi présenté par son compositeur :
« Un orchestre de chambre joue une mélodie. Ou, pour être plus précis, il décrit une mélodie, mais seulement au sens où une ombre décrit un objet ou un écho décrit un son. La mélodie se développe sans cesse, quoique de manière discontinue, par des répétitions et des digressions autour d’un centre changeant, distant et peut-être indescriptible. »
Ombre est peut être le terme qui qualifie le mieux Requies. Ainsi que Picasso clamait « Je ne cherche pas, je trouve ! », Berio y trouve les ombres – tremblantes, fragiles et inquiètes – de réalités sonores charnelles. Il y dévoile un rituel doux qui poursuit son irrésistible attraction pour la mémoire ; d’où son tropisme anthropologique (il fut un exigent lecteur de Claude Lévi-Strauss et entreprit de créer un « folklore moderne »), ses passions pour les écrivains de mémoire (notamment Marcel Proust, James Joyce et Claude Simon) et son obstination à concevoir des palimpsestes sonores.
Une fois l’écoute finie et au-delà de l’intention affective qui l’a suscitée, Requies éblouit par son onirique continuité miroitante, dont les indiscernables feuilletages tuilés sonnent comme la mémoire .

« Pulcinella » de Stravinsky

Au sortir de la Première guerre mondiale, Stravinsky sut que débutait le deuxième acte de sa vie : congédié de sa Russie natale dès le début des hostilités puis par la Révolution d’octobre, il n’allait plus jamais fouler la terre de ses ancêtres (à l’exception d’un séjour de quelques semaines à l’automne 1962), « au moment où il se persuade que ses racines plongent dans un terreau épuisé » (Marcel Marnat, Stravinsky, éd. Le Seuil, coll. Solfèges) ; la certitude que le gigantisme orchestral croissant dont s’enorgueillissaient ses trois partitions pour Les Ballets Russes (de L’oiseau de feu, Petrouchka et Le sacre du Printemps) devenait à une impasse le conduisit à écrire pour des effectifs raréfiés et pour des dispositifs itinérants (L’histoire du soldat ; ou les scènes chorégraphiques Svadebka dites Les Noces) ; enfin, tel Picasso se tournant vers Ingres, Stravinsky entra dans une recherche d’archétypes (au risque de frôler, voire de pénétrer, dans les territoires du néo-baroquisme et du néo-classicisme), que le ballet avec chant Pulcinella inaugura.
Indiscutablement, dans Pulcinella, le geste est néobaroque puisqu’y est repris un des genres musicaux emblématiques de l’ère baroque : le concerto grosso. Mais s’y épanouit une des structures du génie stravinskien : le désir et le projet de créer en se servant d’objets anciens connotés et de lieux communs, comme autant d’éléments morts et qu’il manipule tels des marionnettes. Ainsi, chez lui, ces objets sont-ils agis et mus ; leur total assujettissement est accompli lorsqu’ils atteignent le statut de l’archétype. Tout au long de sa carrière, ces archétypes se multiplièrent. En  voici quelques uns : la veine musicale populaire russe (Les Noces) ; la musique savante russe (Mavra) ; la musique sacrée orthodoxe russe (Symphonie de psaumes) ; l’opéra-bouffe russe (encore Mavra) ; la tonalité (The Rake’s progress) ; la polystructrure (Petrouchka) ; la dialectique emprunt / création (Pulcinella) ; et l’antiphonie [soit un procédé décrit bien avant l’an 1 de notre ère moderne, également dite « chrétienne » : la dissémination dialoguée dans l’espace de deux masses sonores inégales] qui, au XVIIe siècle allait prendre le visage du genre concerto (là encore : Pulcinella).
Dernière partition écrite dans la cité helvète de Morges, Pulcinella porte un intitulé complémentaire : « musique de Pergolèse, arrangée et orchestrée par Igor Stravinsky ». Surtout ne prêtons pas foi à ce mensonge malicieux. Et pour deux raisons. Tout d’abord, le matériau musical avec lequel Stravinsky joua Stravinsky et qui lui fut remis par Sergey de Diaghilev, consiste en des pages composées par divers compositeurs baroques dont (en faible part), Pergolèse mais aussi Gallo, Chellini ou Parisotti. Et dans cette relation entre Stravinsky et des modèles baroques napolitains, il en va comme jadis entre Bach et les divers compositeurs auxquels il emprunta (dont Vivaldi) : l’arrangement est si approfondi que l’arrangeur devient auteur. Autrement dit, le savoir-faire accompli amnistie le responsable du larcin !
En commandant Pulcinella à Stravinsky, Sergey de Diaghilev espérait une partition symphonique et dont le caractère serait mi-populaire mi-exotique, comme le ballet Les femmes de bonne humeur (1917) que Vincenzo Tommasini avait arrangé à partir de pages empruntées à Domenico Scarlatti. Ou une autre réalisation chorégraphique : en 1919, La boutique fantasque faite de fragments empruntés à Gioacchino Rossini et orchestrés par Ottorino Respighi. Mais frustré que Diaghilev lui ait refusé de représenter L’histoire du soldat (1919), Stravinsky détourna la commande … et rendit furieux le commanditaire : Pulcinella sollicite un orchestre de chambre (« en tout 33 personnes », mentionne la partition) et, reprenant le genre concerto grosso, son écriture orchestrale convient mieux à la situation du concert qu’à une présence en fosse d’orchestre afin d’accompagner un spectacle chorégraphique qui se joue sur un plateau de théâtre. Autres motifs pour lesquels Stravinsky accepta cette commande : une rémunération bien utile et le plaisir de travailler avec Pablo Picasso et Leonid Massine, le tandem qui, en mai 1917, avait fait sensation et scandale dans Parade d’Erik Satie.
L’argument de Pulcinella n’offre pas de premier degré narratif crédible : le jeune Pulcinella est courtisé par un essaim de jeune filles, chacune se détournant de son amoureux ; il échange son costume avec son ami Furbo, que le clan des mâles amoureux fait semblant d’occire ; la cohorte féminine est éplorée ; Pulcinella, déguisé en magicien, ressuscite son double ; allégresse générale, au cours de laquelle chacune retrouve son chacun. En ressuscitant, à son tour, des formes et genres baroques italiens (sinfonia, serenata, scherzo, tarantella ou toccata) et français (gavotte et menuet), il tira la partition vers l’archétype. Quant à son usage du concerto grosso, il est personnel : le « petit ensemble », dit concertino ou ripieno, est formé de cinq instrumentistes à cordes (les chefs de pupitres dans un orchestre à cordes : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) là où, à l’époque baroque, ce concertino rassemblait usuellement deux violons et un violoncelle ; le reste des troupes, dénommé concerto grosso ou tutti, sollicite six bois, quatre cuivres et les cordes (à l’époque, ce n’étaient que les cordes, avec le rare ajout de hautbois qui doublaient les deux parties de violon et d’un basson qui s’associait aux violoncelles).
En 1922, Stravinsky désira en extraire les seules pages instrumentales et les constituer en une suite, dont, la même année, à Boston, Pierre Monteux (stravinskien breveté : en 1913, il avait dirigé, dans le hourvari que l’on sait, la première du ballet Le sacre du printemps), allait donner la première audition.

et le Triple concerto de Beethoven

Écrit en 1803-1804, le Triple concerto n’est pas toujours aussi considéré que les deux partitions qui chronologiquement l’encadrent : Symphonie n°3 dite Eroica et Sonate pour piano n°21 dite Waldstein ou L’aurore. Sa faconde et son brillant style français masquent pourtant un travail de laboratoire autour de l’opposition de masses sonores inégales (l’antiphonie, mentionnée ci-avant, pointe, de nouveau, son museau) et de l’écriture idiomatique au genre concerto (de soliste ?). Le premier intitulé – en langue française – de l’œuvre est éclairant :
Grand concerto concertant pour pianoforte, violon et violoncelle avec accompagnement [suit la nomenclature détaillée de l’orchestre]
dédié À son Altesse  Sérénissime le Prince de Lobkowitz
par Louis van Beethoven Opus 56

Contrairement aux apparences, Grand concerto concertant n’est pas une redondance. Par grand concerto, entendons un ouvrage aux vastes proportions ; et le qualificatif concertant désigne une écriture où les échanges entre la petite masse sonore (ici, non pas un soliste mais trois solistes qui, également, en musique de chambre, s’assemblent sous la dénomination de trio avec piano) et la grande ne seront pas de la simple opposition mais de momentanés échanges entre chaque soliste et chacun des pupitres de l’orchestre, en une suite de petits ensembles de chambre à la composition et à la géographie sans cesse renouvelées. Non pas un paysage figé mais un miroitement d’instantanés singuliers. Ainsi ce « Triple concerto » se tient-il entre le concerto de soliste et ce que Bartok allait qualifier de « concerto pour orchestre » mais que Haydn avait expérimenté dans son trio de symphonies n°6 « Le matin », n°7 « Le midi » et n°8 « Le soir ». L’orchestre n’y est plus figé dans un rôle accompagnateur mais, par ses solistes, assume des prises de parole et une écoute mutuelle. Bref, un concerto n’est plus le discours solistique qu’un orchestre ponctue ça et là mais un espace démocratique (risquons le terme car on sait l’attachement de Beethoven aux idéaux de la Révolution française) de jeu et de débat, telle l’agora de la Grèce antique ou la place centrale de certains villages italiens anciens, comme à Sienne. En conséquence, chacun des interlocuteurs a un poids équivalent à celui de ses collègues ; à tour de rôle, chacun peut épanouir sa virtuosité. En outre, ces nombreuses prises de parole impliquent des expositions allongées et raccourcissent les développements : le compositeur rencontre plus de difficultés pour extraire de brefs motifs musicaux et les recombiner avec d’autres. Une fine et chatoyante orchestration achève de rendre ce « Triple concerto » si plaisant que les expériences qui s’y jouent en sont tapies.
Excepté dans sa future Symphonie n°8, rarement Beethoven fut aussi joueur que dans ce « Triple concerto ». N’oublions pas que le terme « jeu » couvre un vaste terrain sémantique : depuis l’amusement futile et joyeux, jusqu’au précipice et au vertige de la mort. Jouer avec les limites n’est pas toujours sans conséquences, ainsi que chaque adolescent le découvre, quelquefois au risque de tout perdre. Ainsi en va-t-il de la virtuosité : simple éblouissement (Cramer ou Kalkbrenner) ou course à l’abîme (Chopin, Paganini ou Liszt).
Comme d’usage, le premier mouvement Allegro est une forme sonate dont une myriade d’interventions solistiques et de dialogues avec l’orchestre entravent le plein développement ; l’art beethovenien y brille surtout par l’art des transitions (« L’important ce n’est pas l’image mais ce qu’il y a entre les images », allait clamer le cinéaste Jean-Luc Godard, si profondément fasciné par Beethoven). En sa rythmique ternaire, le deuxième mouvement Largo est bref et d’un profond sens mélodique. Il conduit directement « attacca » au dernier mouvement Rondo alla pollaca : c’est donc un rondo sur le schéma rythmique de la polonaise, où règne un éclat sans limite.
À cette époque, Beethoven ne limita pas cette dimension « concertante » à ce « Triple concerto » : il rendit concertants ses quatuors à cordes, ses sonates pour violon et piano (la célèbre Sonate à Kreutzer, opus 47) et même ses sonates pour piano. Le chemin vers les ultimes quatuors à cordes, la mélodie de timbre de la Symphonie n°7 et l’éclatement du genre « symphonie » avec la Symphonie n°9 sont ici en germe.

Violoncelle :  Gary Hoffman
Violon :  Cordelia Palm
Direction :  Jean Deroyer


avec en soliste, Vahan Mardirossian, Cordelia Palm, et Gary Hoffmann .

Sous la direction du chef d’orchestre Jean Deroyer.

Laisser un commentaire