HUMANITÉS, LITTÉRATURE et PHILOSOPHIE Jour 2

Chateaubriand raconte comment, étant enfant, son père l’oblige à dormir dans une
vieille tour sinistre.
Quelques martinets 1 , qui durant l’été s’enfonçaient en criant dans les trous des
murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n’apercevais qu’un petit morceau de
ciel et quelques étoiles. Lors que la lune brillait et qu’elle s’abaissait à l’occident, j’en
étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de
la fenêtre. Des chouettes, voletant d’une tour à l’autre, passant et repassant entre la
lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l’ ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans
l’endroit le plus désert, à l’ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des
ténèbres. Quelquefois le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait
échapper des plaintes ; tout à coup ma porte était ébranlée avec violence, les
souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour
recommencer encore. À quatre heures du matin, la voix du maître du château,
appelant le valet de chambre à l’ entrée des voûtes séculaires 2, se faisait entendre
comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce
harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils.
L’entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d’une
tour pouvait avoir quelque inconvénient ; mais il tourna à mon avantage. Cette manière
violente de me traiter me laissa le courage d’un homme, sans m’ôter cette sensibilité
d’imagination dont on voudrait aujourd’hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me
convaincre qu’il n’y avait point de revenants on me força de les braver. Lorsque mon
père me disait, avec un sourire ironique : « Monsieur le chevalier aurait-il peur ? » il
m’eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait : « Mon
enfant, tout n’arrive que par la permission de Dieu ; vous n’avez rien à craindre des
mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien ; » j’étais mieux rassuré que par
tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la
nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d’ailes à
mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait
nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel.
François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, livre troisième,
chapitre IV (1809-1841).
1 “martinets” : petits oiseaux
2 “séculaires” : vieilles de plusieurs siècles


Première partie : interprétation littéraire
Comment l’auteur s’approprie-t-il une expérience de l’enfance ?
Deuxième partie : essai philosophique
La sensibilité est-elle formée par les seules épreuves de la vie ?


SUJET 2

L’État en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, dont la
moindre déshonorerait l’individu. Il a recours, à l’égard de l’ennemi, non seulement à
la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu, et cela dans une mesure
qui dépasse tout ce qui s’était vu dans des guerres antérieures . L’État impose aux
citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifices, mais les traite en mineurs, en leur
cachant la vérité et en soumettant toutes les communications et toutes les expressions
d’opinions à une censure qui rend les gens, déjà déprimés intellectuellement,
incapables de résister à une situation défavorable ou à une sinistre nouvelle. Il se
dégage de tous les traités et de toutes les conventions qui le liaient à d’autres États,
avoue sans crainte sa rapacité et sa soif de puissance que l’individu doit approuver et
sanctionner par patriotisme.
Qu’on ne vienne pas nous dire que l’État ne peut pas renoncer à avoir recours à
l’injustice, car s’il y renonçait, il se mettrait en état d’infériorité. Se conformer aux
normes morales, renoncer à l’activité brutale et violente est pour l’individu aussi peu
avantageux que pour l’État, et celui-ci se montre rarement disposé à dédommager le
citoyen des sacrifices qu’il exige de lui. Il ne faut pas, en outre, s’étonner de constater
que le relâchement des rapports moraux entre les grands individus de l’humanité ait
eu ses répercussions sur la morale privée, car notre conscience, loin d’être le juge
implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l’« angoisse sociale »,
et rien de plus. Là où le blâme de la part de la collectivité vient à manquer, la
compression des mauvais instincts cesse, et les hommes se livrent à des actes de
cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité, qu’on aurait crus impossibles, à en
juger uniquement par leur niveau de culture.
Freud Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915)


Première partie : Interprétation philosophique
Quels sont les effets de la violence de l’État sur les individus ?
Deuxième partie : Essai littéraire
Dans quelle mesure la littérature permet-elle de s’interroger sur le rapport de
l’individu au pouvoir ?