Jugement de goût

« La définition dominante du mode d’appropriation légitime de la culture et de

l’oeuvre d’art favorise, jusque sur le terrain scolaire, ceux qui ont eu accès à la culture

légitime très tôt, dans une famille cultivée, hors des disciplines scolaires ; elle dévalue en

effet le savoir et l’interprétation savante, marquée comme « scolaire », voire « pédante »,

au profit de l’expérience directe et de la simple délectation.

La logique de ce que l’on appelle parfois, dans un langage typiquement

« pédant », la « lecture » de l’œuvre d’art, offre un fondement objectif à cette opposition.

L’œuvre d’art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu du

code selon lequel elle est codée […]. Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent

submergé, « noyé » devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de

couleurs et lignes sans rime ni raison […] C’est dire que la rencontre avec l’oeuvre d’art

n’a rien du coup de foudre que l’on veut y voir d’ordinaire et que l’acte de fusion affective

[…] qui fait le plaisir d’amour de l’art, suppose un acte de connaissance, une opération de

déchiffrement, de décodage, qui implique la mise en oeuvre d’un patrimoine cognitif,

d’une compétence culturelle. Cette théorie typiquement intellectualiste de la perfection

artistique contredit très directement l’expérience des amateurs les plus conformes à la

définition légitime : l’acquisition de la culture légitime par la familiarisation insensible au

sein de la famille tend en effet à favoriser une expérience enchantée de la culture qui

implique l’oubli de l’acquisition et l’ignorance des instruments de l’appropriation. » Pierre

Bourdieu, La distinction, Critique sociale du jugement, 1979