Le retour des frontières: »Le Monde Magazine »

A lire dans « Le Monde Magazine » daté 11 juin

En couverture. « Quelles frontières ? ». Entre la France et l’Italie, entre le Danemark et l’Allemagne… Les frontières sont de retour dans l’espace Schengen, où elles sont censées avoir été abolies. « Le Monde Magazine » a demandé à plusieurs écrivains, invités du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, ce qu’ils en pensent…

Un devoir d’asile ?

Paris et Rome souhaitent durcir le dispositif de Schengen relatif au devoir d’asile. C’est  une  situation d’urgence à laquelle Bruxelles doit répondre le 4 mai prochain. Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi ont  en effet officiellement demandé à Bruxelles de rétablir temporairement les contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen (1). Le but de ces deux chefs d’État  est de tenter d’empêcher l’afflux de migrants en provenance de Tunisie par des mesures d’exception. En coulisse, les deux pays  France et Italie s’accusent de laxisme au regard des frontières européennes.

Le code des frontières de Schengen répond à cette exigence. Il stipule en effet qu’« en cas de menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure, un pays de l’UE peut exceptionnellement réintroduire le contrôle à ses frontières intérieures pour une période limitée de maximum trente jours ». Chacun jugera de la gravité de la menace des événements actuels au sud des frontières européennes.

Cependant au delà de l’actualité et des jugements arbitraires qui peuvent en découler, il faut réfléchir sur le sens multiple des frontières à la fois géographiques, économiques, politiques et philosophiques.

(1) Règlement qui s’applique depuis 1995 à toute personne franchissant la frontière intérieure  ou extérieure  d’un pays de l’Union européenne (UE 22 pays)

“La condition d’étranger se définit moins par le passeport que par le statut précaire” E. BALIBAR

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Le philosophe Etienne Balibar s’interroge sur la notion d’étranger.

?Crise économique, montée des extrêmes droites, durcissement des politiques d’immigration, débats publics stigmatisant les réfugiés, les « clandestins », les immigrés, les Roms, les musulmans… au nom d’identités nationales menacées. Sale temps pour les étrangers, fussent-ils citoyens français ou européens. Face à cette vague inquiétante de xénophobie, il s’agit de remettre en question la façon dont nous traçons les frontières entre « nous » et « les autres ». Qui est « notre » étranger, a-t-il changé au cours du temps, pourquoi est-il de plus en plus considéré comme un ennemi ?

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Frontières : Ceriscope

Le Ceriscope est une nouvelle publication en ligne du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) réalisée en partenariat avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po.

Réalisation collective, le Ceriscope offre une analyse qui s’appuie sur de multiples supports : textes, cartes, graphiques, photographies, diaporamas et vidéos. Il permet également une navigation transversale par thème ou aire culturelle (espaces) dans la lignée des problématiques traditionnelles du CERI mais également une recherche avancée par mots-clés, type de document et auteur. Voir le sommaire.

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Frontières sans murs et murs sans frontières

Frontières sans murs et murs sans frontières

Auteur : Yves Charles Zarka

Yves Charles Zarka est professeur de philosophie politique à la Sorbonne (Université de Paris-Descartes). Il est notamment l’auteur de La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique (Paris, Vrin, 1987 ; 2e éd., 1999) ; Hobbes et la pensée politique moderne (Paris, PUF, 1995 ; 2e éd., 2001) ; Philosophie et politique à l’âge classique (Paris, PUF, 1998) ; La questione del fondamento nelle dottrine moderne del diritto naturale (Naples, Editoriale Scientifica, 2000) ; L’autre voie de la subjectivité (Paris, Beauchesne, 2000) ; Figures du pouvoir : études de philosophie politique de Machiavel à Foucault (Paris, PUF, 2001 ; 3e éd., 2001) ; Quel avenir pour Israël ? (en collab. avec Shlomo Ben-Ami et al., Paris, PUF, 2001 ; 2e éd. en poche « Pluriel », 2002) ; Hobbes, the Amsterdam Debate (débat avec Q. Skinner), Olms, 2001 ; Difficile tolérance (Paris, PUF, 2004) ; Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt (Paris, PUF, 2005) ; Réflexions intempestives de philosophie et de politique (Paris, PUF, 2006) ; Critique des nouvelles servitudes (Paris, PUF, 2007). Il a également publié : Raison et déraison d’État (Paris, PUF, 1994) ; Jean Bodin : nature, histoire, droit et politique (Paris, PUF, 1996) ; Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne (Paris, PUF, 1999) ; Comment écrire l’histoire de la philosophie ? (Paris, PUF, 2001) ; Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique (Paris, PUF, 2001) ; Penser la souveraineté (2 vol.), Pise-Paris, Vrin, 2002 ; Les fondements philosophiques de la tolérance (3 vol.), Paris, PUF, 2002 ; Faut-il réviser la loi de 1905 ? (Paris, PUF, 2005) ; Y a-t-il une histoire de la métaphysique ? (Paris, PUF, 2005) ; Les philosophes et la question de Dieu (en collab. avec Luc Langlois, Paris, PUF, 2006) ; Matérialistes français du XVIIIe siècle (en collab., Paris, PUF, 2006) ; Hegel et le droit naturel moderne (en collab. avec Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 2006).

« La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par des médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes. » Ce passage est issu d’un appel publié par Patrick Chamoiseau[1] [1] Écrivain martiniquais, La prison vue de l’intérieur. …
suite et Édouard Glissant[2] [2] Poète et philosophe martiniquais, son dernier…
suite, dans le journal L’Humanité du 4 septembre 2007, pour s’opposer à la création de ce qu’ils appellent un Ministère-Mur, celui de l’ « Immigration, Intégration, Identité nationale et du Codéveloppement ». Les auteurs opposent à ce ministère par lequel, selon eux, la France « trahit […] une part non codifiable de son identité », une conception plurielle, diverse, multicolore, multisonore, multiculturelle du monde : « Les murs et les frontières tiennent encore moins quand le monde fait tout-monde et qu’il amplifie jusqu’à l’imprévisible le mouvement d’aile du papillon. »

2 Cet appel comporte une thèse forte sur le statut des murs et des frontières dans notre monde d’aujourd’hui, lequel peut être caractérisé selon deux déterminations à la fois corrélatives et opposées. Premièrement, comme monde de la mondialisation économique et financière où le marché et la marchandise sont divinisés, la consommation standardisée jusqu’à détruire les valeurs de l’esprit, la domination exercée sans partage par les États-Unis, mais aussi où la surabondance s’oppose aux pauvretés et les ivresses opulentes aux asphyxies sèches. Deuxièmement, comme monde du « Tout-Monde » qui est « la maison de tous » faite de rencontre des cultures, des civilisations et des langues qui se sont à la fois fracassées et fécondées mais dont sort finalement un embellissement mutuel.

3 Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant l’opposition de l’identité close à l’identité multiple, diverse et ouverte qui relève finalement du lieu commun, mais le rapport que ce texte engage entre deux dimensions qu’il ne nomme pas mais qui le structurent de part en part : la dimension politique et la dimension cosmopolitique. La prise en considération du cosmopolitisme, du Tout-Monde, du monde comme maison de tous, doit amener à revoir les conceptions et les pratiques politiques qui relèvent de l’ancien monde – mais qui survivent encore –, celui des États-nations et des identités nationales, qui a survalorisé jusqu’au racisme l’identité nationale, justifié le colonialisme, la domination et l’exploitation des peuples, mais qui est aussi à la racine des guerres nationales et mondiales des deux derniers siècles.

4 Il y a beaucoup de générosité et d’intelligence dans ce propos qui fait trembler les étroitesses d’esprit locales par une respiration globale d’une humanité multiple, diverse et ouverte sur tous les plans. Mais, il y a aussi une équivoque possible : celle qui consisterait à mettre sur le même plan le politique et le cosmopolitique. Le politique concerne des populations, des peuples, des unités juridico-politiques sur des territoires. Toutes ces réalités ne sont qu’historiques et contingentes. Elles résultent des guerres, des invasions, des conquêtes, du développement de la production et du commerce, de l’apport de populations étrangères dotées d’autres langues, d’autres cultures, d’autres références. Il n’y a rien de naturel, ni de logique dans tout cela. Or c’est de cette même histoire que les frontières tiennent leur existence, elles ne sont donc également ni naturelles, ni le plus souvent rationnelles. Mais ces frontières qui sont issues du passé, de l’ancien monde, doivent-elle être remises en cause au nom du cosmopolitisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la référence à la seule communauté naturelle et rationnelle qui soit : celle de l’humanité non abstraite et homogène mais multiple et diverse du Tout-Monde ?

5 Je ne le crois pas. Car la frontière n’est pas seulement ce qui sépare ou démarque, mais aussi ce qui permet la reconnaissance et la rencontre de l’autre. La frontière n’a pas seulement un sens négatif, mais aussi un sens positif. Cela est valable aussi bien au niveau psychologique (la constitution de la représentation de soi, de l’intimité, de ce qui n’est pas disponible ou à la disposition de l’autre), qu’éthique (constitution du soi responsable de ses actes) et politique (la citoyenneté nationale distinguée de la citoyenneté du monde). Par conséquent ce qu’il faut combattre ce sont en effet les murs mais pas les frontières. On ne saurait mettre ces deux notions sur le même plan et faire de toutes les frontières des murs : il y a des frontières sans murs, des murs sans frontières et des murs en attente de frontières – c’est parfois d’ailleurs leur seule véritable et provisoire justification. La caractéristique de la frontière, c’est d’abord qu’elle ne concerne pas uniquement les hommes, mais aussi les marchandises, les œuvres, etc., tandis que les murs ont pour fonction unique d’empêcher le passage des hommes (l’affamé, l’indésirable, le trafiquant, le terroriste, et al.). C’est ensuite qu’elle peut faire l’objet d’une reconnaissance mutuelle de part et d’autre de son tracé, tandis que le mur est toujours, à certains égards en tout cas, unilatéral. Les murailles et les murs ont, dans l’histoire de l’humanité, eu pour fonction d’empêcher l’invasion des armées ennemies, les expansions, l’afflux des populations considérées comme indésirables, mais également – c’est le cas aujourd’hui en Europe occidentale aussi – d’isoler des populations les unes des autres (mise en ghettos de population immigrées, etc.), de s’opposer à l’arrivée de populations asphyxiées dans les pays d’abondance – réelle ou imaginaire. Mais les murs, outre qu’ils sont des moyens souvent inefficaces, ne résolvent rien. La solution sera en revanche une frontière reconnue de part et d’autre. Le meilleur antidote au mur, c’est la reconnaissance mutuelle de la différence de soi et de l’autre à travers la frontière qui n’est précisément pas un mur étanche, mais un lieu de reconnaissance et de passage.

6 Un monde sans frontières serait un désert, homogène, lisse, sur lequel vivrait une humanité nomade faite d’individus identiques, sans différences. Alors qu’un monde traversé de frontières mais reconnues et acceptées de part et d’autre est un monde de différences coexistantes et de diversités florissantes. Mais pour que la reconnaissance et l’acceptation mutuelle puissent avoir lieu, il faut qu’il y ait un équilibre. Que la vie soit vivable de part et d’autre et que chacun puisse visiter l’autre quand ça lui chante. Il faut donc surmonter la pauvreté, l’exploitation, le mal-vivre qui fait que des personnes en nombre s’arrachent à leur terre, à leurs familles, à leurs proches pour aller vers un ailleurs rêvé.

7 Le cosmopolitisme doit fournir un principe de régulation des politiques, mais il ne doit pas se substituer à elles. Il doit imposer comme des exigences éthiques et vitales l’équilibre économique, la reconnaissance mutuelle des frontières contre les murs de toutes sortes. En somme le cosmopolitisme doit enjoindre de mettre en place une politique de l’hospitalité contre une politique de l’hostilité.

Notes

[ 1] Écrivain martiniquais, La prison vue de l’intérieur. Regards et paroles de ceux qui travaillent derrière les murs, Paris, Albin Michel, 2007.

[ 2] Poète et philosophe martiniquais, son dernier livre s’intitule Mémoire des esclaves, Paris, Gallimard, 2007.

POUR CITER CET ARTICLE

Yves-Charles Zarka « Éditorial », Cités 3/2007 (n° 31), p. 3-6.
URL :
www.cairn.info/revue-cites-2007-3-page-3.htm.

La frontière, un objet spatial en mutation.

La frontière, un objet spatial en mutation.
Peer-reviewed article | Article scientifique normé

Ce texte est présentée ici en réponse à l’article « Frontière » de Jacques Lévy, du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault.

Image1La « frontière » est habituellement comprise comme la « limite de souveraineté et de compétence territoriale d’un État » De nos jours, la prégnance de cette définition semble s’estomper à l’échelle mondiale, accompagnant ainsi le processus de relativisation multiforme de l’État. Il faut y voir l’effet de l’évolution des techniques de transport et de communication, la dynamique et l’ampleur des échanges économiques, mais aussi la prise en considération politique d’une plus grande interdépendance du système-monde. Dans cette perspective, la désactivation sélective des frontières intra européennes n’est qu’une manifestation particulièrement vive d’un processus beaucoup plus vaste, mais très inégal à l’échelle planétaire. Cette tendance ne signifie d’ailleurs en rien la disparition de l’objet même de « frontière ». S’estompant sous ses expressions conventionnelles, la réalité frontalière réapparaît ailleurs, sous d’autres formes, mais toujours en des lieux investis d’une forte capacité de structuration sociale et politique. C’est dans ce travail de renouvellement effectif de la notion que s’est engagé le Groupe Frontière. La démarche conduit naturellement à revenir sur un concept central de la géographie, mais moins à partir de formes attendues que de propriétés.

La frontière, une construction historique évolutive.

Territoire, frontière

Territorium : Terra, la Terre

Frontière et Territoire

Pourquoi réfléchir sur le territoire et en quoi ce concept géopolitique, ou du moins géographique intéresse-t-il le thème des frontières ?  La notion de territoire se rapporte à un certain domaine, une région, un topos (lieu) délimité et permanent. Il suppose donc un en-deçà pour celui qui se trouve sur le territoire, un intérieur, une frontière ou une limite qui fixe un horizon, un au-delà  qui s’étend dans un champs indéterminé. Champ de vision ou de perception, l’horizon fuit bien au-delà de la frontière et peut-être considéré alors comme illusion, perception faussée, défaillante, « vérité en deçà, erreur au-delà  » affirmait Pascal.  Tracer une frontière, délimiter un territoire, c’est aller au-delà d’une limite, sans bien  percevoir ce qui se passe au-delà, de l’autre coté.  Si quelqu’un se trouve au-delà, il ne perçoit pas non plus ce qui est au-delà du traçage que l’autre effectue, il est par là-même exclu. Il se heurte à la frontière, demande son admission, la détruit, ou passe son chemin. Mais il vient toujours après, c’est-à-dire qu’il rencontre un domaine déjà occupé. Ainsi comprises, « [les frontières] constituent le domaine propre du système en rapport avec ce qui devient environnement pour ce système. » (Luhmann : Systèmes sociaux)

Territoire et terra

Deleuze et Guattari soulignent l’expressivité de la territorialité. Nous percevons des territoires, non pas à la manière des animaux qui tracent des sortes d’interdits de manière agressive. Par le traçage de frontières, c’est un acte créatif qui constitue le territoire :

«Or les composantes vocales, sonores, sont très importantes : un mur du son, en tout cas un mur dont certaines briques sont sonores. Un enfant chantonne pour recueillir en soi les forces du travail scolaire à fournir. Les postes de radio ou de télé sont comme un mur sonore pour chaque foyer, et marquent des territoires. » (Deleuze / Guattari : Mille Plateaux)

Les territoires ne doivent pas être seulement représentés matériellement par un seul type de représentation. On peut concevoir des territoires intellectuels, des frontières littéraires, scientifiques ; ce n’est pas seulement le premier homme qui a dit « C’est à moi ! » qui a jalonné un territoire et tracé la notion agressive de frontière.

Le nom l’indique, le territoire a quelque rapport avec la terre ; il dépend aussi de notre rapport à la terre. Nous nous territorialisons dans notre environnement. Nous sommes en rapport avec notre environnement, y compris en nous déplaçant.

« Ce sont deux composantes, le territoire et la terre, avec deux zones d’indiscernabilité : la déterritorialisation (du territoire à la terre) et la reterritorialisation (de la terre au territoire). On ne peut pas dire lequel est premier. » (Deleuze / Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ?)

Le territoire contient ainsi en lui-même la terre et le mouvement de traçage de frontière que nous produisons par une expression, un mouvement répété qui marque un territoire, le rend actuel, mouvement sans lequel il n’est que potentialité.

« But when we sit together, close’ we melt into each other with phrases. We are egded with mist. We make an unsubstantial territory. »
(Virginia Woolf : Waves)
« Mais lorsque nous sommes assis ensemble, tout proches, dit Bernard, nos paroles nous fondent l’un dans l’autre. Nous formons à deux une espèce de territoire imprenable. »
(Virginia Woolf : Les Vagues)

Deleuze : Déterritorialisation

« On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer, ni s’être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer. Finies les grandes ou les petites guerres, toujours à la traîne de quelque chose. Je n’ai plus aucun secret, à force d’avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu’une ligne. Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a pas plus de moi que moi. On s’est sauvé par amour et pour l’amour, en abandonnant l’amour et le moi. On n’est plus qu’une ligne abstraite, comme une flèche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. »

« Mille plateaux indique beaucoup de directions dont voici les principales : d’abord une société nous semble se définir moins par ses contradictions que par ses lignes de fuite, [ses échappées, les autonomies qu’elle autorise]. Il y a une autre direction dans Mille plateaux, qui ne consiste plus seulement à considérer les lignes de fuites plutôt que les contradictions, mais les minorités plutôt que les classes [, les collectifs plutôt que les communautés et les grands individus]. Enfin, une troisième direction, qui consiste à chercher un statut des machines de guerre [par rapport à l’appareil d’Etat sédentaire] qui ne se définirait pas du tout par la guerre mais par une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps. [Mais à la grande différence que le nomade (celui qui use de la machine de guerre) n’est pas un sédentaire, bien entendu, mais surtout n’est pas un migrant. C’est que le nomade au fond reste attacher à sa terre, produit des mouvements aberrants, si vous préférez il gigote, il se débat, il résiste comme le touaregs dans son désert]. » (Deleuze, Pourparlers, p. 233).

Frontières, clotures

L’AFFIRMATION DE J.J. ROUSSEAU

Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne! » Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. […] La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain.

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

ET LA RÉPONSE DE VOLTAIRE…

Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : « Imitons notre voisin, il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager ; son terrain deviendra plus fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler. »
Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?
Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ?

Questions sur l’Encyclopédie (1770)