La guerre est un fait humain

La guerre est un fait humain, purement humain, dont toutes les causes sont des opinions. Et observons que l’opinion la plus dangereuse ici est justement celle qui fait croire que la guerre est imminente et inévitable. Sans qu’on puisse dire pourtant qu’elle soit jamais vraie, car si beaucoup d’hommes l’abandonnaient, elle cesserait d’être vraie. Considérez bien ce rapport singulier, que l’intelligence paresseuse ne veut jamais saisir. Voilà une opinion assurément nuisible, et qui peut-être se trouvera vraie, seulement parce que beaucoup d’hommes l’auront eue. C’est dire que, dans les choses humaines qui sont un tissu d’opinions, la vérité n’est pas constatée, mais faite. Ainsi il n’y a point seulement à connaître, mais à juger, en prenant ce beau mot dans toute sa force.Pour ou contre la guerre. Il s’agit de juger ; j’entends de décider au lieu d’attendre les preuves. Situation singulière ; si tu décides pour la guerre, les preuves abondent, et ta propre décision en ajoute encore une ; jusqu’à l’effet, qui te rendra enfin glorieux comme un docteur en politique. « Je l’avais bien prévu. » Eh oui. Vous étiez milliers à l’avoir bien prévu ; et c’est parce que vous l’avez prévu que c’est arrivé.

ALAIN,Mars ou la guerre jugée, 1921

Une relation d’État à État

« La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport. » (J.-J. Rousseau, Du Contrat social, 1,4)
« … Il ne me semble pas hors de propos de montrer qu’il y a deux espèces de guerres. L’une procède de l’ambition des princes ou des républiques, qui cherchent à étendre leur empire. C’est ce que firent Alexandre le Grand et les Romains, et ce que font tous les jours les différentes puissances. Ces guerres sont périlleuses, mais elles ne chassent pas totalement les habitants d’une région. Car le vainqueur se suffit de la soumission des peuples ; il les laisse vivre le plus souvent sous leurs lois, et toujours dans leurs maisons et leurs biens. L’autre espèce de guerre, c’est quand un peuple entier, avec l’ensemble de ses familles, quitte un endroit, poussé par la faim ou par la guerre, et va chercher une nouvelle implantation et un nouveau pays, non pour le gouverner, mais pour s’en emparer totalement, en chasser ou en tuer les anciens habitants. Cette guerre est extrêmement cruelle et effrayante… » Machiavel, Discours, II, 8, p. 310.

 

Violence et brutalité Jean Genet

« Les journalistes jettent à la volée des mots qui en mettent plein la vue sans trop se préoccuper de la lente germination de ces mots dans les consciences. Violence – et son complément non-violence, sont un exemple. Si nous réfléchissons à n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’œuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. Le procès qui est fait à la «R.A.F.» (Rote Armee Fraction [Fraction armée rouge plus connue sous le nom de «Bande à Baader»]), le procès de sa violence est bien réel, mais l’Allemagne fédérale et, avec elle toute l’Europe et l’Amérique veulent se duper. Plus ou moins obscurément, tout le monde sait que ces deux mots : procès et violence, en cachent un troisième : la brutalité. La brutalité du système. Et le procès fait à la violence c’est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu’à l’héroïsme. Voici une phrase d’Andréas [Baader] : «la violence est un potentiel économique».

Quand la violence est définie ou décrite comme plus haut, il faut dire ce qu’est la brutalité : le geste ou la gesticulation théâtraux qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement libre.

Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre.

En faisant cette distinction entre violence et brutalité, il ne s’agit pas de remplacer un mot par un autre en laissant à la phrase sa fonction accusatrice à l’égard des hommes qui emploient la violence. Il s’agit plutôt de rectifier un jugement quotidien et de ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du vocabulaire, comme ils l’ont fait, le font encore avec le mot brutalité qu’ils remplacent ici, en France, par «bavures» ou «incidents de parcours».

Comme les exemples de violence nécessaire sont incalculables, les faits de brutalité le sont aussi puisque la brutalité vient s’opposer toujours à la violence. Je veux dire encore à une dynamique ininterrompue qui est la vie même. La brutalité prend les formes les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité : l’architecture des H.L.M., la bureaucratie, le remplacement du mot – propre ou connu – par le chiffre, la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l’autorité de la machine sur l’homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, la progression numérique des peines, l’usage du secret empêchant une connaissance d’intérêt général, l’inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obséquieuse devant le pourboire et l’ironie ou la grossièreté s’il n’y a pas de pourboire, la marche au pas de l’oie, le bombardement d’Haïphong [port du Viet-Nam ravagé entre 1967 et 1973 par les bombardements américains], la rolls-Royce de quarante millions… » (Jean Genet, Violence et brutalité, L’ennemi déclaré, Gallimard, pp 199-200).