Coronavirus jour 35

Des fondements de l’État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État a été institué ; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il le pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes d’êtres raisonnables à l’état de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc, en réalité, la liberté. Nous avons vu aussi que, pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite, nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et, en conséquences aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la Raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l’intention de changer quoi que ce soit dans l’État de l’autorité de son propre décret.

Spinoza  Traité théologico-politique chapitre XX

 

 

Coronavirus jour 34

Gerolamo Induno Triste pressentiment 1862, huile sur toile, Milan, Pinacothèque de Brera

Une fille se réveille dans sa chambre, et comme beaucoup de jeunes de notre temps, la première chose qu’elle fait c’est de regarder si elle a des messages. Le titre de l’œuvre, « triste pressentiment« , pourrait évoquer notre temps.

Pourtant, il s’agit d’une peinture de genre, un célèbre tableau de Gerolamo Induno, peintre, patriote et garibaldino. Le titre de l’œuvre est rapporté aux mouvements risorgmentaux. Nous sommes dans une chambre modeste et désordonnée où une fille, probablement récemment réveillée, tient une photo dans sa main.

Le geste est dévoilé par le titre donné par Induno à une deuxième version du tableau : « la petite amie du Garibaldino ». L’ inquiétude qui touche la fille est donc celle du petit ami lointain, parti pour poursuivre les idéaux risorgimentaux. Le centre du tableau, est une niche sur le mur au fond de la pièce où se trouve un buste de Garibaldi. À côté, une reproduction du célèbre « Baiser »

Le Baiser, du peintre italien Francesco Hayez, réalisé en 1859

Coronavirus jour 33

« Mes efforts sont vains; il faut remettre partie et séjourner ici malgré moi: c’est une étape militaire. » Xavier de Maistre

Voyage autour de ma chambre est un récit autobiographique de l’écrivain savoyard Xavier de Maistre écrit en 17941. C’est l’histoire d’un jeune officier, mis aux arrêts dans la citadelle de Turin, à la suite d’une affaire de duel.

À lire ici, Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, 1795

 

Coronavirus jour 31

Première partie

(…) Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres.

Seconde partie

J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé; et comme je retournais du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle*, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées.

DESCARTES, DISCOURS DE LA MÉTHODE (1637) POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON ET CHERCHER LA VÉRITÉ DANS LES SCIENCES

* un poêle est une chambre chauffée

Voilà Descartes enfermé dans sa chambre où, en faisant retour sur ses connaissances et sur lui-même, il découvrira le fameux cogito…

Coronavirus jour 29

Il y a plus d’un siècle, l’épreuve de philosophie au bac se présentait déjà comme une dissertation sur un sujet choisi parmi trois propositions.

Lors de sa création en 1808 par Napoléon Bonaparte, le baccalauréat était conçu comme le premier grade universitaire. Il était réservé à une élite : au milieu du XIXe siècle, il y avait moins de 5000 candidats. Les bacheliers, majoritairement issus de la bourgeoisie, ne sont encore que 7000 en 1890.

En examinant la presse d’époque, on constate que l’épreuve de philosophie a toutefois conservé à travers les années un format à peu près inchangé : celui d’une dissertation avec trois sujets au choix. Ainsi, le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire du 18 juillet 1893 indique que les candidats avaient le choix entre ces trois thèmes (à l’intitulé étonnamment succinct) :

« Hier matin ont eu lieu les épreuves écrites du baccalauréat de philosophie (enseignement classique). Les candidats du département réunis dans la grande salle de l’école de la rue des Chappes, avaient à choisir entre les trois sujets de dissertation que voici :

I. — De l’admiration.

II. — Rapports de la psychologie et de la morale.

III. — De la liberté. »

Le Matin du 1er juillet 1904 révèle lui aussi les trois sujets sur lesquels les candidats de la série philosophie ont dû plancher. Pas sûr que les bacheliers de 2020 s’en sortiraient facilement !

« 1° Examiner cette pensée d’Auguste Comte : « Les relations extérieures sont beaucoup plus contingentes qu’il ne convient à notre aveugle instinct de liaison universelle. »

2° À quel besoin de l’esprit répond ce qu’on appelle une théorie ou une critique de la connaissance ? Quel peut être l’objet d’une telle étude et de quels moyens de recherches peut-elle user ?

3° Du rôle que jouent dans l’erreur l’abstraction et la généralisation ? »

En 1910, L’Écho de Paris du 25 juin nous apprend que cette année-là, Auguste Comte était encore à l’honneur (deux sujets sur trois) :

« 1° « L’esprit, dit A. Comte, doit être le ministre du cœur, jamais son esclave. » Que signifie et que vaut cette formule ?

2° Selon A. Comte, l’individu humain a des devoirs et n’a pas de droits. « L’idée de droit est fausse autant qu’immorale parce qu’elle suppose l’individualité absolue. » Que pensez-vous de cette opinion ?

3° Expliquer et discuter, s’il y a lieu, cette formule : « Le principe de toute morale est : respecte-toi. » »

Autre exemple, l’épreuve de 1936 pour la série de philosophie, révélée par L’Ouest-Éclair du 25 juin. Cette fois, c’est Bergson qui est convoqué dans l’une des trois propositions :

« 1° Comment concevez-vous les rapports de la vie psychologique et de la vie organique ?

2° Examiner cette assertion de M. Bergson : « Il y a des émotions qui sont génératrices de pensée. »

3° La ressemblance constitue-t-elle un facteur d’association efficace, irréductible et indépendant ? »

L’épreuve du bac de philosophie est parfois jugée d’un niveau beaucoup trop élevé. Dans L’Ouest-Éclair du 20 octobre 1922, un journaliste s’insurge contre l’extrême difficulté des épreuves, dont il cite deux intitulés : « Qu’appelle-t-on loi d’intérêt en psychologie ? Quels sont les facteurs d’intérêt qui donnent du relief à un état de conscience ? » et « Montrer que, à défaut de dispositions innées chez l’enfant, l’éducation ne suffit pas à créer la moralité. »

« Ne pourrait-on pas éviter de donner aux jeunes gens des sujets qui les lancent sur une fausse piste et qui exigent, en tout cas, une maturité de jugement qui n’est naturellement pas de leur âge ? »

Il faudra attendre l’après-guerre et le baby-boom pour que le baccalauréat se généralise : 32 000 bacheliers en 1960, 237 000 en 1970. En 2016, ils étaient 715 000…