La science ne pense pas



La raison de cette situation est que la science ne pense pas. Elle ne
pense pas, parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels
qu’elle ne peut pas penser nous voulons dire penser à la manière
des penseurs. Que la science ne puisse pas penser, il ne faut voir là
aucun défaut, mais bien un avantage. Seul cet avantage assure à la
science un accès possible à des domaines d’objets répondant à ses
modes de recherches ; seul il lui permet de s’y établir. La science ne
pense pas : cette proposition choque notre conception habituelle de la
science. Laissonslui son caractère choquant, alors même qu’une
autre la suit, à savoir que, comme toute action ou abstention de
l’homme, la science ne peut rien sans la pensée. Seulement, la relation
de la science à la pensée n’est authentique et féconde que lorsque
l’abîme qui sépare les sciences et la pensée est devenu visible et
lorsqu’il apparaît qu’on ne peut jeter sur lui aucun pont. Il n’y a pas de
pont qui conduise des sciences vers la pensée, il n’y a que le saut. Là
où il nous porte, ce n’est pas seulement l’autre bord que nous
trouvons, mais une région entièrement nouvelle. Ce qu’elle nous
ouvre ne peut jamais être démontré, si démontrer veut dire : dériver
des propositions concernant une question donnée, à partir de
prémisses convenables, par des chaînes de raisonnements.


Martin Heidegger, Essais et conférences [1954], « Que veut dire penser ? »,
trad. de l’allemand par A. Préau, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 157158

L’être humain parle

L’être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l’homme possède la parole par nature. L’enseignement traditionnel veut que l’homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle.
HEIDEGGER, Acheminement vers la parole

Un prince odieux ou méprisable

« Le Prince, écrit Machiavel, doit penser à fuir les choses qui peuvent le rendre odieux ou méprisable : toutes les fois qu’il aura fui cela, il aura rempli son rôle et ne trouvera aucun péril dans les autres mauvais renoms. » 

« Ce qui le rend méprisable, c’est d’être jugé changeant, léger, effeminé, pusillanime, irrésolu. »

Pour aller plus loin

Les marchands de sommeil

Ce serait, à mon sens, un pauvre enseignement que celui qui redouterait et fuirait le jugement des pères et des mères, et des sages de la cité. Je dois donc, mes amis, vous faire une leçon de plus, et qui éveille un vif écho de toutes les autres, et je vais vous parler du sommeil.

Vous croyez tous bien savoir ce que c’est que dormir et ce que c’est que s’éveiller ; mais pourtant non. Dormir, ce n’est pas avoir les yeux fermés et rester immobile ; car vous savez qu’on dort parfois les yeux ouverts et tout en se promenant ; de plus, un homme très éveillé et très attentif peut avoir les yeux fermés et être immobile ; Archimède dormait moins que le soldat. Dormir, ce n’est pas non plus ne pas connaître et ne pas se connaître ; car vous savez qu’en dormant souvent l’on rêve, et qu’en rêvant, on se reconnaît soi?même, on reconnaît les autres hommes, les choses, le ciel, les arbres, la mer.

Qu’est?ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter ; c’est vouloir bien que les choses soient absurdes, vouloir bien qu’elles naissent et meurent à tout moment ; c’est ne pas trouver étrange que les distances soient supprimées, que le lourd ne pèse plus, que le léger soit lourd, que le monde entier change soudain, comme, dans un décor de théâtre, soudain les forêts, les châteaux forts, les clochers, la montagne, tout s’incline comme au souffle du vent, avant de s’engloutir sous la scène.

Oui, quand nous dormons, nous sommes un peu comme au théâtre ; nous ne cherchons pas le vrai, du moins pour le moment ; aussi accueillons-nous, sans surprise, les fantômes ridicules et les fantômes terribles. Au fond de nous subsiste une confiance dans les choses, une confiance dans la raison, une confiance dans la cité, et dans les portes fidèles, qui fait que nous nous disons : si je voulais examiner, si je voulais interroger ces fantômes, j’apercevrais autre chose qu’eux, par quoi je les expliquerais ; je retrouverais, dans ce chaos, le monde ; et, au lieu d’admirer la disparition subite du château fort, du pont et de la mer, j’admirerais l’art de l’ingénieur et l’adresse du machiniste.

Eh bien, se réveiller, c’est justement se décider à cela. Se réveiller, c’est se refuser à croire sans comprendre ; c’est examiner, c’est chercher autre chose que ce qui se montre ; c’est mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que l’on voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que l’on touche ; c’est comparer des témoignages, et n’accepter que des images qui se tiennent ; c’est confronter le réel avec le possible afin d’atteindre le vrai ; c’est dire à la première apparence : tu n’es pas. Se réveiller, c’est se mettre à la recherche du monde. L’enfant, dans son berceau, lorsqu’il apprend à percevoir, quelle leçon de critique il nous donne ! […]

Or, vous trouverez sur votre chemin, comme dans la fable, toutes sortes de Marchands de Sommeil. Il me semble que je les vois et que je les entends parmi vous, tous les marchands de sommeil, au seuil de la vie. Ils offrent des manières de dormir. Les uns vendent le sommeil à l’ancienne mode ; ils disent qu’on a dormi ainsi depuis tant de siècles. D’autres vendent des sommeils rares, et bien plus dignes d’un homme, à ce qu’ils disent ; les uns, sommeil assis, en écrivant ; les autres, sommeil debout, en agissant ; d’autres, sommeils en l’air, sommeils d’aigles, au-dessus des nuages. Les uns vendent un sommeil sans rêves ; les autres, un sommeil bavard ; les autres, un sommeil plein de merveilleux rêves ; rêves fantaisistes ; rêves bien rangés ; un passé sans remords et un avenir sans menaces ; rêves où tout s’arrange, comme dans une pièce de théâtre bien composée. Sont à vendre aussi d’admirables rêves, des rêves de justice et de joie universelles. Les plus habiles vendent un sommeil dont les rêves sont justement le monde. À quoi bon alors s’éveiller ? Le monde n’ajoutera rien au rêve

Oui, il ne manque pas d’hommes, vous en rencontrerez, amis, qui croient que le vrai est un fait, que l’on reçoit le vrai en ouvrant simplement les yeux et les oreilles ; qu’ils se chargent, eux, de vous faire rêver le vrai sans plus de peine que n’en demandent les autres rêves. Puisque le vrai est trouvé, disent?ils, il est puéril de le chercher. Spectacle étrange, mes amis, que celui d’hommes qui crient le vrai sans le comprendre, et qui, souvent, vous instruisent de ce qu’ils ignorent ; car souvent, eux qui dorment, ils réveillent les autres. Aveugles, porteurs de flambeaux. […]

Aussi ceux qui traitent les questions me font?ils souvent l’effet de bateleurs qui soulèveraient de faux poids. On voit bien qu’ils n’ont pas assez de mal, et qu’ils ne tiennent rien de lourd dans leurs mains. Et en vain, ils feignent d’être fatigués ; nous ne les croyons point, car leurs pieds ne s’incrustent pas dans la terre. Aussi, sur les vrais poids, sur les rochers qu’il faudrait soulever, leurs mains glissent, emportant un peu de poussière. La foule regarde et admire, parce qu’elle croit que c’est la règle du jeu, de n’enlever qu’un peu de poussière. Heureux celui qui saisit une fois le bloc, dût?il ne pas même l’ébranler ! À tirer dessus, il prendra des forces. Peut?être à la fin, il soulèvera le fardeau, disparaîtra dessous, sera entraîné et couché par terre mille fois, comme Sisyphe.

Ainsi, après avoir analysé beaucoup d’exemples, vous aurez de fortes mains d’ouvrier qui saisiront et garderont.

N’oubliez donc jamais, amis, qu’il ne s’agit point du tout de trouver son lit, et enfin de se reposer. N’oubliez pas que les systèmes, les discussions, les théories, les maximes, les idées, comme aussi les livres, les pièces de théâtre, les conversations, comme aussi les commentaires, imitations, adaptations, résumés, développements, traductions, et tout ce qui remplit les années d’études, que tout cela n’est que préparation et gymnastique. La vérité est momentanée, pour nous, hommes, qui avons la vue courte. Elle est d’une situation, d’un instant ; il faut la voir, la dire, la faire à ce moment?là, non avant, ni après, en ridicules maximes ; non pour plusieurs fois, car rien n’est plusieurs fois. C’est là que j’attends le sage, au détour du chemin. […]

Sachez-le, l’événement viendra comme un voleur ; et il faut l’attendre les yeux ouverts, autour des lampes vigilantes. Ainsi avons?nous fait ; ainsi avons-nous joyeusement travaillé, sans but, pour travailler, afin de rester jeunes, souples et vigoureux ; ainsi vous continuerez, à l’heure où dorment les faux sages, les Protagoras marchands d’opinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil ; ainsi vous discuterez librement toujours, autour des lampes vigilantes. Vienne après cela l’aube et le clair chant du coq, alors vous serez prêts, et la justice soudaine que l’événement réclamera de vous, je ne sais pas ce qu’elle sera ; mais je dis, c’est notre foi à nous, qu’elle ne coûtera rien à votre géométrie.

 

Alain, Discours de distribution des prix du lycée Condorcet, juillet 1904.

Le petit paresseux

 

Jean-Baptiste Greuze (21 août 1725 – 4 mars 1805) Le petit paresseux, 1755 Credit: Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz Montpellier, musée Fabre

Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.

Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781), Éd. Hatier, 1983, p. 69.

L’invention du journalisme

« Ne plus harceler le pouvoir, mais stimuler l’esprit public ; ne plus
flatter les gouvernants, mais encourager les hommes supérieurs,
dans toutes les branches des sciences et de l’industrie ; jeter
dans la circulation le plus de faits utiles possibles ; reproduire
fidèlement tous les actes du gouvernement ; ne rien négliger
pour recueillir des nouvelles promptes et sûres, enfin, émanciper
le lecteur, lui permettre d’avoir une opinion, étendre le domaine
de la publicité, restreindre celui de la polémique, partager entre
l’industrie et la littérature l’espace trop exclusivement consacré
dans les journaux à la politique ; telle doit être la mission de la
JEUNE PRESSE. »
Émile de Girardin, La Presse, 9 octobre 1836

 

Dossier pédagogique du film les illusions perdues

La Comédie Humaine

« L’animal est un principe qui prend sa forme
extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme,
dans les milieux où il est appelé à se développer. […] La Société ne
fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie,
autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? ».

Balzac, l’Avant-propos de
la Comédie Humaine

Et nous sommes comme des fruits

« Et nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches étrangement tortueuses et nous endurons bien des vents. Ce qui est à nous, c’est notre maturité, notre douceur et notre beauté. Mais la force pour ça coule dans un seul tronc depuis une racine qui s’est propagée jusqu’à couvrir des mondes en nous tous. Et si nous voulons témoigner en faveur de cette force, nous devons l’utiliser chacun dans le sens de sa plus grande solitude. Plus il y a de solitaires, plus solennelle, émouvante et puissante est leur communauté. »

Notes sur la mélodie des choses, Rainer Maria Rilke

Tout est bien…

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin. » JJ ROUSSEAU, Émile, incipit

Musique Platonicienne

 « La musique est la partie maîtresse de l’éducation, parce que le rythme et l’harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l’âme et à la toucher fortement, et par la beauté qui s’ensuit, ils embellissent l’âme, si l’éducation a été convenable ». (Platon, République III 401)