La religion

la religieuseLa religion

D’une double étymologie la religion vient de relegere ( ? recueillir : accueillir, une vérité, une divinité, une tradition et se recueillir) ou religare (? relier : les hommes entre-eux autour de pratiques, ce qui permet une culture commune ; c’est aussi relier les hommes à une transcendance, c’est à dire à une puissance qui les dépasse).

L’essentiel et de distinguer la religion comme activité humaine consistant à rendre un culte à une ou des divinités et la croyance (dont la foi est un exemple)

C’est prendre la foi ou la croyance comme adhésion de notre esprit à une vérité absolue, non démontrée.

 Profane: sans référence à une transcendance, sans aucune référence à quelque chose de sacré. C’est aussi une religion sans Dieu (exemple: le positivisme).

 Problème de la culture ? Problème de la diversité des religions? qu’est ce qui fait qu’on peut parler de religion ? les religions sont différentes pourtant elles ont toutes un point commun –> rassembler des hommes.

Ces pratiques religieuses imprègnent la morale, les institutions politiques, les règles de droit comme les gestes, les habitudes de la vie quotidienne.

Difficulté de démêler chez un individu le fondement même de sa croyance, ce qui relève du sacré et ce qui n’appartient qu’au profanes dans ses idées comme dans ses gestes, habitudes, comportement…

 (voir texte page 177)

267. – La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à reconnaître cela.
270. – Il est donc juste qu’elle se soumette, quand elle juge qu’elle doit se soumettre.
272. – Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison.
274. – Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment.
277. – Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

Blaise Pascal, Pensées

Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel

« Ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme »

Dans un corps mal en point on sent l’âme inquiète,
Mais on peut aussi y deviner ses joies,
Car le visage exprime l’un et l’autre état.

[Juvénal , Satires, IX, 18-20.]

 

Montaigne dans les Essais, livre I chapitre XXV affirme que le sport et l’étude sont complémentaires :

74. Ainsi, sans doute, chômera-t-il moins que les autres. Mais de même qu’en nous promenant dans une galerie nous faisons trois fois plus de pas qu’il n’en faudrait et que nous ne nous en lassons pas, à la différence de ceux que nous devons faire pour suivre un chemin prévu d’avance, de même notre leçon, qui se fait comme par hasard, sans contrainte de temps ni de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se déroulera sans même se faire sentir. Les jeux eux-mêmes et les exercices constitueront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bonne tenue extérieure, la façon de se comporter en société, et la souplesse du caractère, se façonnent en même temps l’esprit.

75. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme; il ne faut donc pas les traiter séparément. Et comme le dit Platon, il ne faut pas former l’un sans l’autre, mais les conduire ensemble au même pas, comme un couple de chevaux attelés à un même timon. Et si on le comprend bien : ne semble-t-il pas accorder plus de temps et de sollicitude aux exercices physiques, parce que l’esprit en tire profit en même temps – alors que le contraire n’est pas vrai?

Jeunesse du sacré

 Jeunesse du sacré Jeunesse du sacré

Hors série Connaissance, Gallimard, 2012.

Enlever au sacré sa majuscule et ses mystères pour lui remettre les pieds sur terre : c’est le propos de cette enquête où l’œil et l’esprit s’interpellent gaiement.

L’œil, pour scruter tout autour du monde les angles morts des études savantes : ces lieux, naturels ou construits, modestes ou grandioses – montagnes et sépultures, dépôts d’archives et enceintes de justice –, que l’on s’accorde à retirer de la circulation.

L’esprit, pour se défaire de vieux clichés, qui confondent le sacré avec le divin ou l’opposent au profane de façon irrémédiable. Comme si chaque époque ne faisait pas du sacré avec du prosaïque.

Ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège procède d’une fabrique purement humaine où l’ouvrage est sans cesse remis sur le métier. Il n’y a pas de sacré pour toujours, mais il y a toujours du sacré dans une société au développement durable. À preuve nos principes intouchables, propos intolérables et monstres sacrés.

Et voilà que notre modernité hypertechnique redonne à cet immémorial une nouvelle jeunesse – quitte à le faire glisser de l’histoire à la nature.

Tant il est vrai que la pulsion de survie n’a pas de date de péremption.

Site de Régis Debray

Les croyances sont des illusions

«Les idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé – besoin auquel le père a satisfait la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées non réalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres du temps et le lieu où les désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes, la genèse de l’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel s’élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c’est un énorme allègement pour l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés du complexe paternel – conflits jamais entièrement résolus – lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.»

 

Freud, L’avenir d’une illusion

« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne »

En tant que telle, la richesse constitue un danger grave; ses tentations sont incessantes; la recherche est insensée, si l’on considère l’importance suprême du royaume de Dieu, mais avant tout elle est moralement douteuse. (…)

Des écrits puritains ont peut tirer d’innombrables exemples de la malédiction qui pèse, sur la poursuite de l’argent et des biens matériels, exemples qu’on opposera à la littérature éthique de la fin du Moyen Age, beaucoup plus accommodante.

Ces scrupules étaient des plus sérieux; il ne faut pas moins y regarder de plus près pour en pénétrer la signification éthique véritable et les implications. Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentation de la chair, risque surtout de détourner son énergie ‘ de la recherche d’une vie « sainte ». Et ce n’est que dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l’au-delà ; sur terre, l’homme doit, pour assurer son salut, « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » (Jean IX,4). Ce n’est ni l’oisiveté, ni la jouissance, mais l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté.

Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu’un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé -six à huit heures au plus-, est passible d’une condamnation morale absolue. (…) Le temps est précieux, infini- ment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de va- leur, est-elle directement répréhensible lorsqu’elle survient aux dépens de – la besogne quotidienne. Car elle plaît moins à Dieu que l’accomplissement de sa volonté dans un métier. Le dimanche n’est-il pas là d’ailleurs pour la contemplation « . (…)

– Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but mime de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de Saint Paul : »Si quelqu’ un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce. (…)

La richesse elle-même ne libère pas de ces prescriptions. Le possédant, lui non plus, ne doit pas manger sans travailler, car même s’il ne lui est pas nécessaire de travailler pour couvrir ses besoins’, le commandement divin n’en subsiste pas moins, et il doit lui obéir au même titre que le pauvre. Car la divine Providence a prévu pour chacun sans exception un métier qu’il doit reconnaître et auquel il doit se consacrer. Et ce métier ne constitue pas (…) un destin auquel on doit se soumettre et se résigner, mais un commandement que Dieu fait à l’individu de travailler à la gloire divine.

Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel : « Si Dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d’autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l’est moins, vous contrecarrez l’une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l’intendant de Dieu et d’accepter ses dons, et de les employer à son service s’il vient à l’exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour ta chair et le péché. (…)

Pour résumer ce que nous avons dit jusqu’à présent, l’ascétisme protes- tant, agissant à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets de luxe. En revanche, il eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de l’éthique traditionaliste le désir d’acquérir. Il a rompu les chaînes qui entravaient pareille tendance à acquérir, non seulement en la légalisant, mais aussi (…) en la considérant comme directement voulue par Dieu. (…)

Plus important encore, l’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l’esprit du capitalisme. »

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1920), Pion 1964, pp. 205-236.

Lettre sur la tolérance

Locke montre que l’intolérance vient de la confusion entre le politique et le religieux, en ce sens son texte est considéré comme un des textes précurseurs des Lumières. Il nous parait évident de défendre la tolérance contre tout ce qui engendre des guerres en matière de religion. Pourtant, la religion n’est pas du ressort de l’intervention de l’Etat,il faut penser l’indépendance du sabre et du goupillon…

Voici le début de la lettre :

Monsieur,

Puisque vous jugez à propos de me demander quelle est mon opinion sur la tolé­rance que les différentes sectes des chrétiens doivent avoir les unes pour les autres, je vous répondrai franchement qu’elle est, à mon avis, le principal caractère de la véritable Église. Les uns ont beau se vanter de l’antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur culte extérieur, les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l’orthodoxie de leur foi (car chacun se croit orthodoxe) ; tout cela, dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l’envie que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que des marques de l’Église de Jésus-Christ. Quelques justes prétentions que l’on ait à toutes ces prérogatives, si l’on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour le genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, l’on est fort éloigné d’être chrétien soi-même. « Les rois des nations dominent sur elles, disait notre Seigneur à ses disciples ; mais il n’en doit pas être de même parmi vous. » (Luc XXII, 25, 26.) Le but de la véritable religion est tout autre chose : elle n’est pas instituée pour établir une vaine pompe extérieure, ni pour mettre les hommes en état de parvenir à la domination ecclésiastique, ni pour contraindre par la force ; elle nous est plutôt donnée pour nous engager à vivre suivant les règles de la vertu et de la piété. Tous ceux qui veulent s’enrôler sous l’étendard de Jésus-Christ doivent d’abord déclarer la guerre à leurs vices et à leurs passions.

Et un texte significatif qui montre que la tolérance en matière de religion est une chose nécessaire, non pas dans son acceptation négative comme abstention ou indifférence du jugement, mais au regard de l’indépendance de l’État.

La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l’évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu’on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu’il y ait des gens assez aveu­gles, pour n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les envi­ronne. je ne m’arrêterai pas ici à accuser l’orgueil et l’ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque impossible qu’on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d’une telle nature, qu’il n’y a per­son­­ne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque couleur spécieu­se, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu’il est entraîné par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu’il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l’intérêt public, et de l’observation des lois ; et afin que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l’impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu’aucun ne se trompe soi-même ou n’abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre. Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’État.

Prière à Dieu

Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.


Voltaire, Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763), chapitre XXIII.

« Dieu, cet asile d’ignorance »

Dans cette célèbre citation de Spinoza, l’ignorance est à comprendre comme origine de la religion en même temps que ce qui maintient les hommes dans une communauté déterminée, en apportant des réponses toutes faites aux questions qu’ils se posent : Dieu est l’origine et la finalité de tout ce qui appartient à la nature. Cette ignorance, origine et ciment de la religion, empêche la connaissance scientifique et rationnelle de la nature comme le montrent deux exemples : une pierre tombe d’un toit et tue un homme, la complexité d’un corps humain.

 

 » Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin… Si par exemple une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, voici la manière dont ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin , par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances ont-elles pu se trouver par chance réunies? Peut-être répondez-vous que cela est arrivé parce que le vent soufflait par là et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment? Si vous répondez encore: le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, avait commencé à s’agiter, l’homme avait été invité par un ami, alors ils insisteront encore, car ils n’en finissent pas de questionner: pourquoi donc la mer était-elle agitée? Pourquoi l’homme a t-il été invité à ce moment? Et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche, sur les causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugiés dans la volonté de Dieu, cet asile d’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés de stupeur, et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un ouvrage aussi parfait, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature au lieu de s’émerveiller comme un sot est souvent tenu pour hérétique et impie par ceux que la foule adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Et c’est qu’ils savent que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire la sauvegarde de leur autorité. »

Le droit à l’interprétation

On ne peut pas interpréter librement les lois d’un État, mais on peut, en matière de religion, accorder un sens variable aux textes, aux dogmes et aux pratiques de la religion. Telle est l’affirmation de Spinoza dans ce texte. Revient-il à l’État de définir le contenu de la religion par la loi, ou  bien l’individu peut-il librement interpréter ce qui relève de l’absolu, du sacré dans la religion ?

« Si chacun avait la liberté d’interpréter à sa guise les lois de l’Etat, la société ne pourrait subsister, elle tomberait aussitôt en dissolution, le droit public devenant droit privé. Il en va tout autrement dans la religion. Puisqu’elle consiste non dans des actions extérieures, mais dans la simplicité et la candeur de l’âme, elle n’est soumise à aucun canon, à aucune autorité publique et nul absolument ne peut être contraint par la force ou par les lois à posséder la béatitude : ce qui est requis pour cela est un enseignement pieux et fraternel, une bonne éducation et par-dessus tout un jugement propre et libre. Puisque donc un droit souverain de penser librement, même en matière de religion, appartient à chacun, et qu’on ne peut concevoir que qui que ce soit en soit déchu, chacun aura aussi un droit souverain et une souveraine autorité pour juger de la religion et pour se l’expliquer à lui-même et pour l’interpréter. La seule raison pour laquelle en effet les magistrats ont une souveraine autorité pour interpréter les lois et un souverain pouvoir de juger des choses d’ordre public, c’est qu’il s’agit d’ordre public; pour la même raison donc une souveraine autorité pour expliquer la religion et pour en juger appartient à chacun, je veux dire, parce qu’elle est de droit privé. »
Spinoza, Traité théologico-politique, VII :

Tout serait permis

En général, je demande de nouveau la permission de me récuser à ce sujet, répéta Pierre Alexandrovitch, et à la place, je vais vous raconter, messieurs, une autre anecdote, sur Ivan Fédorovitch lui-même, fort intéressante et des plus caractéristiques. Pas plus tard qu’il y a cinq jours, dans une société principalement féminine, il a déclaré solennellement, au cours d’une discussion, que sur toute la terre il n’est rigoureusement rien qui force les hommes à aimer leurs semblables, qu’il n’existe aucune loi de la nature ordonnant à l’homme d’aimer l’humanité et que s’il y a eu et qu’il y ait encore l’amour sur la terre, ce n’est pas en vertu d’une loi naturelle, mais uniquement parce que les hommes croyaient en leur immortalité. Ivan Fédorovitch ajouta, entre parenthèses, que c’est en cela que consiste toute la loi naturelle, de sorte que si l’on détruit dans l’humanité la foi dans son immortalité, cela fera tarir aussitôt en elle non seulement tout amour, mais encore toute force vive qui permette de continuer la vie du monde. Bien mieux : il n’y aura alors plus rien d’immoral, tout sera permis, même l’anthropophagie. Mais cela n’est pas tout encore : il conclut en affirmant que pour tout individu, tels que nous maintenant par exemple, qui ne croit ni en Dieu ni en son immortalité, la loi morale de la nature doit immédiatement devenir le contraire absolu de l’ancienne loi religieuse, et que l’égoïsme poussé jusqu’à la scélératesse doit non seulement être permis à l’homme, mais reconnu pour une issue indispensable, la seule raisonnable et presque la plus noble dans sa situation. D’après un tel paradoxe, vous pouvez juger, messieurs, de tout le reste que proclame et qu’a peut-être l’intention de proclamer encore notre cher excentrique et amateur de paradoxes Ivan Fédorovitch. (…) Et son absurde théorie, tu l’as entendue tout à l’heure :  » S’il n’y a pas d’immortalité de l’âme, il n’y a pas non plus de vertu, donc tout est permis.  » (Et ton frère Mitenka, à propos, tu te rappelles comme il a crié :  » Je m’en souviendrai ! « ). C’est une théorie séduisante pour les gredins… je vitupère, c’est stupide… pas pour les gredins mais pour les fanfarons primaires avec  » une profondeur insondable de pensée « . C’est une bravache mais, quant au fond, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Toute sa théorie n’est que bassesse. L’humanité trouvera en elle la force vive pour la vertu, même sans croire à l’immortalité de l’âme. Elle la trouvera dans l’amour de la liberté, de l’égalité, de la fraternité…

DOSTOÏVESKI, Les Frères Karamazov, trad. E. Guertik, Hazan T. 1.